Messages de Mgr Philippe Ballot 2020 à 2022


Message de Mgr Philippe BALLOT

Mars/avril 2020 : Messages aux catholiques de Savoie


Messe chrismale 15 avril 2019 à Saint-Jean de Maurienne

(Isaïe 61, 1-3a.6a ; 8b-9 ;  Ps 88, 20-22.25.27 ; Ap 1, 5-8 ; Lc 4, 16-21)

  Mgr Philippe Ballot,

archevêque de Chambéry, évêque de Maurienne et de Tarentaise

 

Chers frères et sœurs, chers amis,

« Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! ». Ce refrain que nous venons de reprendre tous ensemble, plusieurs fois, avec quelques versets du psaume 88 , est magnifique, J’en conviens bien sûr. Mais peut-on le chanter toujours et en toute circonstance ? En théorie oui mais dans la pratique ? « Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! » Peut-il encore le chanter celui qui a été profondément blessé, au cours de sa vie, par des événements dont il a été la victime : un tsunami, un tremblement de terre, l’écroulement d’une montagne etc. etc. Et celui qui a été blessé par des actes que d’autres ont faits sur lui : génocide, tortures, esclavage dans des conditions de travail inhumaine au fin fond de mines où s’extraient certains minerais rares, traversée de la mer Méditerranée devenue cimetière, abus sexuels, pédo-criminalité etc, etc Et celui qu’une parole a blessé et dont le souvenir ravive la blessure ?  Affirmer « Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! » peut apparaître comme une véritable provocation. Il nous faut l’entendre. Et celui qui a commis le mal, un mal dont les conséquences sont encore visibles et ressenties peut-il, lui aussi, reprendre ce refrain : « Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! » ? Et si oui à quel moment dans sa vie ?

Les versets du psaume 88 que nous avons repris célèbrent aussi le choix du Roi David par Dieu : « je l’ai sacré avec mon huile sainte, ma main sera pour toujours avec lui, mon bras fortifiera son courage, il me dira : tu es mon père, mon Dieu, mon roc et mon salut ! » Et ce David sera pourtant celui qui organisera un meurtre pour permettre son adultère, celui qui recensera le peuple que Dieu lui a confié, comme pour le maîtriser, comptant et voulant connaître le nombre des hommes le composant comme s’il en était lui-même l’origine. Il y a aussi, dans ce psaume 88, les versets où Dieu réaffirme à l’endroit du roi David: « Mon amour et ma fidélité sont avec lui, (…) sans fin je lui garderai mon amour ». Oui ! En effet si chanter sans fin l’amour de Dieu est alors possible, c’est parce que sans fin Dieu aime, sans fin Dieu aime tous les hommes, sans fin Dieu nous aime, sans fin Dieu aime chacun de nous de manière unique et personnelle quelle que soit sa situation connue ou non. Frères et sœurs, chers amis, ensemble reprenons conscience de cet amour infini et accueillons-le !

Les médias viennent de nous rapporter que, dans un écrit récent, le pape Benoît XVI s’est exprimé sur l’épreuve que vit l’Eglise aujourd’hui, il écrit : « l’ampleur et la gravité des incidents rapportés ont profondément affligé tant les prêtres que les laïcs, et ont conduit plus d’un à remettre en question la foi même de l’Eglise. Il fallait envoyer un message fort, chercher un nouveau départ, pour que l’Eglise redevienne vraiment crédible comme une lumière parmi les peuples et comme une force au service de la lutte contre les forces de destruction ».

Après avoir analysé les causes des malheurs qui nous touchent, il invite à aller au cœur de la foi écrivant ceci : « si nous voulions vraiment résumer très brièvement le contenu de la foi telle qu’il est énoncé dans la Bible, nous pourrions le faire en disant que le Seigneur a initié un récit d’amour avec nous et veut y inclure toute la création. Le contrepoids contre le mal, qui nous menace, nous et le monde entier, ne peut finalement consister qu’en notre « entrer » dans cet amour. C’est le véritable contrepoids contre le mal. La puissance du mal naît de notre refus d’aimer Dieu. Celui qui se confie à l’amour de Dieu est racheté. Le fait que nous ne soyons pas rachetés est une conséquence de notre incapacité à aimer Dieu. Apprendre à aimer Dieu est donc le chemin de la rédemption humaine. » « Ton amour, sans fin Seigneur, je le chante »

L’amour de Dieu, l’Évangile nous le montre en action. En contemplant Jésus nous contemplons Dieu qui agit avec les gestes, les paroles, les attitudes humaines que nous pouvons nous aussi avoir : les cœurs brisés sont guéris, les captifs, les prisonniers sont délivrés, les aveugles voient… il ne s’agit pas d’une libération par quelqu’un qui serait extérieur à la création, extérieur à l’homme, mais d’une libération réalisé par quelqu’un qui est venu à l’intérieur même de l’homme et de la création et donc d’une libération de l’intérieur. Cette libération s’exprimera dans l’amour qui va jusqu’au bout. « Sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, Jésus qui était, dans le monde, aima ses disciples jusqu’à la fin ». Il est le « témoin fidèle », le martyr fidèle. Et si nous comprenons que nous sommes capables nous aussi d’aimer à notre tour comme lui, nous saisissons l’origine divine de l’amour qui doit nous habiter. En aimant nos frères et sœurs, comme Jésus nous a aimés, nous sommes sur ce chemin de la guérison, de la libération, de la transfiguration de nos vies et de celles de ceux que nous aimerons sans fin. C’est le témoignage que nous pourrons donner et qui interrogera : « regardez comme ils s’aiment ».

L’épreuve interpelle notre foi, et la vérifie. En disant non aux abus de toute sorte, de pouvoir ou de conscience à l’origine de tant d’autres, nous disons non de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme, du côté des prêtres certes, du côté de tout fidèle du Christ ayant une responsabilité.

« Conjointement à ces efforts, il est nécessaire que chaque baptisé se sente engagé dans la transformation ecclésiale et sociale dont nous avons tant besoin. Une telle transformation nécessite la conversion personnelle et communautaire et nous pousse à regarder dans la même direction que celle indiquée par le Seigneur. Ainsi saint Jean-Paul II se plaisait à dire : « Si nous sommes vraiment repartis de la contemplation du Christ, nous devrons savoir le découvrir surtout dans le visage de ceux auxquels il a voulu lui-même s'identifier » (Lett. ap. Novo Millenio Ineunte, n.49). Apprendre à regarder dans la même direction que le Seigneur, à être là où le Seigneur désire que nous soyons, à convertir notre cœur en sa présence. » Voilà le programme que le pape François nous propose dans la lettre qu’il a adressée au peuple de Dieu, qu’il nous a adressée, au mois d’août dernier.

Déjà dans son exhortation apostolique « La Joie de l’Evangile » il nous disait : « chaque fois que nous cherchons à revenir à la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent de nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde d’aujourd’hui » (Exhort. ap. Evangelii Gaudium, n.11).

Dans quelques instants les prêtres vont renouveler leurs engagements devant l’évêque et devant nous tous. Et nous penseront à ceux qui fêteront 70 ans de sacerdoce, ils sont quatre, 65 ans de sacerdoce, ils sont six, 60 ans de sacerdoce, ils sont deux, 25 ans de sacerdoce ils sont six et ceux qui seront ordonnés prêtres cette année, ils sont deux. Les prêtres réaffirmeront qu’ils veulent vivre toujours plus unis au Seigneur Jésus et veulent chercher à lui ressembler, en renonçant, chacun à soi-même, et en étant fidèles aux engagements attachés à leur mission dans l’Eglise, ils rediront leur volonté d’être les intendants fidèles des mystères de Dieu, ils rediront qu’à la suite du Christ, leur chef et leur pasteur, ils souhaitent continuer à accomplir leur ministère avec désintéressement et charité.

Nous avons l’habitude aussi, au moment de l’offertoire, d’inviter les diacres à renouveler leur engagement à servir le Seigneur et le peuple de Dieu. La concomitance des deux engagements, celui des prêtres et celui des diacres, permet alors de rappeler que le ministère des prêtres comme celui des évêques, s’enracine toujours dans le service, les uns et les autres sont et restent des hommes qui ont été ordonnés diacres eux-aussi, ils se doivent d’exercer leur ministère comme un service, comme des serviteurs.

« Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui », nous dit saint Paul. Nous continuons cependant à dire et chanter:

« Ton amour, Seigneur, sans fin je le chante ! »



Homélie du 8 décembre 2018

Fête de l’Immaculée conception, Béatification des martyrs d’Algérie.

Abbaye de Tamié 

Chers amis, chers frères et sœurs,

« La main qui a relevé les unes est la même qui a préservé les autres de tomber. »  C’est ainsi que s’exprime le bienheureux Jean Joseph Lataste (XIX ème siècle), fondateur de la congrégation des sœurs dominicaines de Béthanie, dans son opuscule : « Les réhabilitées ». Il évoquait ces femmes qu’il avait rencontrées en prison et celles dont la vie n’avait pas été perturbée mais plutôt épargnée, les unes et les autres pouvant être dans cette congrégation, vivant dans une totale discrétion quant au passé des unes et des autres.

On pourrait le dire à propos de Marie, l’Immaculée Conception, et Marie-Madeleine, la pécheresse convertie : la main qui a relevé l’une est la même qui a préservé l’autre. Car c’est le même amour qui est prévenant (Marie) et qui agit dans le pardon (Marie-Madeleine). Les deux seront là au pied de la Croix.

Une autre sainte, Thérèse de Lisieux, écrivait : « On pourrait croire que c’est parce que je n’ai pas péché que j’ai une confiance si grande dans le bon Dieu. Dites bien, ma Mère, que, si j’avais commis tous les crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance ; je sens que toute cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier ardent. Vous raconterez ensuite l’histoire de la pécheresse convertie qui est morte d’amour : les âmes comprendront tout de suite, car c’est un exemple si frappant de ce que je voudrais dire, mais ces choses ne peuvent s’exprimer. »    (Thérèse de Lisieux, Poésie « au Sacré-Cœur. »).

En célébrant la béatification de nos frères et sœurs d’Algérie, tout particulièrement nos frères Christophe et Paul, qui ont vécu dans cette abbaye, le jour de la fête de l’Immaculée Conception, nous confessons cet amour tout-puissant. Nous ne célébrons pas simplement des héros même s’ils le sont. Nous célébrons des martyrs, c’est-à-dire des témoins de cet amour. Ils ont aimé jusqu’au bout, comme Jésus, sachant que cela pouvait passer par leur mort, décidée et réalisée par d’autres hommes.

Mais aujourd’hui, pouvons-nous nous tourner vers le Dieu de miséricorde, avec nos frères et sœurs martyrs, en pensant à ceux qui leur ont donné la mort, et dire avec le pape François « face à la gravité du péché, Dieu répond par la plénitude du pardon. La miséricorde sera toujours plus grande que le péché, et nul ne peut imposer une limite à l’amour de Dieu qui pardonne. » ? (« Le visage de la Miséricorde »)

Les martyrs d’aujourd’hui nous répondent par l’intermédiaire du prieur de Thibhirine, Christian de Chergé qui achève ainsi son testament spirituel: « Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je veux ce MERCI, et cet A-DIEU en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen ! Inch’Allah ! » (Testament de Christian de Chergé).

Si notre peine est encore là, bien présente, avec notre grande tristesse, elle n’est plus celle du début. Elle aussi se transfigure petit à petit dans l’amour absolu, éternel. Nos larmes coulent encore… Qu’elles deviennent, surgissant de nos cœurs comme du cœur du Christ en croix, fleuves d’eau vive. Que le Seigneur accomplisse dans nos cœurs ce miracle !

Alors osons dire : Que la main qui a tué devienne celle capable de bénir !

On se souvient de l’exécution de vingt et un chrétiens, coptes orthodoxes, décapités par des djihadistes en Libye, vingt égyptiens et un soudanais. Une très belle icône les représente sur la plage, en tunique orange, de la couleur de la combinaison que les terroristes mettent à leurs victimes. Ils portent l’étole rouge du martyre et ont tous le même visage qui ressemble à celui de Jésus qui, dans le ciel, leur ouvre les bras. Les bourreaux ont diffusé une vidéo les filmant marchant en file indienne sur la plage, menottés. Ceux qui ont vu cette vidéo témoignent que les deux derniers mots, prononcés par chacun, furent « Ya rab Yeshua » « Seigneur Jésus ». L’évêque copte catholique de Gizeh, Mgr Antonios Aziz Mina, a prononcé ces paroles : « Le nom de Jésus est le dernier mot qui a effleuré leurs lèvres. Comme dans la passion des premiers martyrs, ils s’en sont remis à Celui qui peu après, les aura accueillis. Et ainsi, ils ont célébré leur victoire, la victoire qu’aucun bourreau ne pourra leur enlever. Ce nom susurré au dernier instant a été comme le sceau de leur martyre ». Parmi les martyrs, deux frères, Bishoy, 25 ans, et Samuel, 23 ans. Leur frère Beshir Kamel a affirmé que ce meurtre a « aidé à renforcer la foi » des coptes en Égypte. Il a aussi confié que sa maman, « une femme sans instruction âgée d’une soixantaine d’années », avait pardonné au tueur de ses fils : « Ma mère a dit qu’elle demanderait à Dieu de le laisser entrer dans Sa maison parce qu’il avait permis à ses fils d’entrer dans le Royaume des cieux ». C’est la réponse des disciples du Christ. Elle nous vient d’Orient. Elle nous vient aussi d’Occident avec nos frères et sœurs qui sont béatifiés aujourd’hui. Elle nous interpelle. Personne parmi les chrétiens ne peut appeler à la vengeance et à la haine. Un jour la fraternité et le dialogue l’emporteront. Le dire aujourd’hui n’est pas être naïf mais c’est savoir que Dieu, qui est Amour, l’emporte toujours, jusqu’au dernier souffle : « Seigneur Jésus».

 

C’est dans cet amour que nous avons tous été choisis a rappelé Saint-Paul: « Il (le Père) nous a choisi, dans le Christ, avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints, immaculés devant Lui, dans l’amour. Il nous a prédestinés à être, pour Lui, des fils adoptifs par Jésus, le Christ.» (Eph 1). C’est la vocation de tout homme. Et Marie, la première des rachetés, l’Immaculée Conception, nous indique ce que nous allons devenir : « immaculés ».

Conçue sans péché, sans que le mal n’ait pu l’atteindre, sans que son humanité n’ait pu être souillée, elle a laissé grandir dans sa chair Celui qui prendrait notre chair de péché pour la transfigurer définitivement. Nos martyrs ont vécu cette transfiguration.

Nous associons aussi avec simplicité et humilité, dans cet amour qui nous vient de Dieu, tous les imams morts en s’opposant à la violence et tant d’autres, mais aussi Mohamed qui s’est interposé, pendant la guerre d’Algérie, au risque de sa vie, pour protéger celle Christian de Chergé, cet autre Mohamed, chauffeur de Mgr Pierre Claverie qui écrivait dans son carnet de souvenirs, il avait 21 ans, peu avant l’explosion qui les tua tous les deux et les unit à jamais, le texte suivant que l’on peut considérer comme son testament :

« Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Avant de lever mon stylo, je vous dis : La Paix soit avec vous. Je remercie celui qui va lire mon carnet de souvenirs, et je dis à chacun de ceux que j’ai connus dans ma vie que je les remercie. Je dis qu’ils seront récompensés par Dieu au dernier jour. Adieu à celui qui me pardonnera au jour du jugement ; et celui à qui j’aurai fait du mal, qu’il me pardonne. Pardon à celui qui aurait entendu de ma bouche une parole méchante, et je demande à tous mes amis de me pardonner en raison de ma jeunesse. Mais, en ce jour où je vous écris, je me souviens de ce que j’ai fait de bien dans ma vie. Que Dieu, dans sa toute-puissance, fasse que je Lui sois soumis et qu’Il m’accorde sa tendresse. »

L’ange dira à Marie : « Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; Tu lui donneras le nom de Jésus. Son règne n’aura pas de fin. » (Luc, 1 26-38)

 

Nos frères martyrs d’Algérie, nos frères Paul et Christophe, nous le rappellent aujourd’hui. Ce règne-là, celui qui les a habités et dont ils ont été les témoins, n’a pas de fin.

Laissons alors à frère Christophe les mots de la fin de cette homélie, mots qu’il a écrits dans cette abbaye, une vingtaine d’années avant son martyre, que frère Paul avec lui, a traduit dans sa chair, car Dieu nous a aimés à l’extrême de son amour jusqu’à l’extrême de nous-mêmes :

 

« Au combat d’aujourd’hui, le jour enrôle. C’est la guerre dernière. Jusqu’à l’extrême il faut tenir, garder le témoignage et vaincre par le regard. Jusqu’à l’extrême il faut bénir, offrir l’action de grâce et vaincre par la louange. Jusqu’à l’extrême il faut servir, faire la vérité et vaincre par l’amitié. Pour gagner le cœur de l’homme il faut AIMER » (frère Christophe)

Mgr Philippe Ballot


Homélie 11 novembre 2018

Chers amis, chers frères et sœurs,

 

Nous sommes dimanche. Nombreux sont les prêtres qui célèbrent la messe pour les communautés chrétiennes, dans le monde entier, au moment où nous nous rappelons la fin d’une guerre mondiale. Nombreux sont aussi les aumôniers militaires qui la célèbrent au milieu de nos bataillons et dans d’autres pays que le nôtre. C’est vers ceux qui l’ont célébré sur le front entre 1914 et 1918 que je voudrais me tourner avec vous maintenant.

 

 Je n’ai pas connu la guerre. Je ne sais pas ce qu’est une guerre. Aujourd’hui je n’en ai qu’une idée à distance, à travers les images que je reçois des pays où l’on se bat. Etant plus jeune j’ai entendu parler, dans ma famille, des deux guerres mondiales. Mon grand-père paternel, que j’ai connu, restait discret. J’avais simplement vu, gardé précieusement, l’éclat d’obus qu’il avait reçu en 14-18. Cet éclat était petit, il l’avait blessé à la gorge, tout était dit. Rien à ajouter. Le 11 novembre de chaque année je parle de l’effroyable guerre et de l’indispensable paix.

L’Eglise est dans le monde et le concile Vatican II le rappelle : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. » (Gaudium et Spes n°1). Le clergé n’a pas été épargné par la « Grande guerre ». Il a partagé les tristesses et les angoisses de ce temps. Il est alors très utile, 100 ans après, de rappeler les noms de nos frères prêtres savoyards, diocésains et religieux, qu’on a appelés à y participer.

Dans un ouvrage, très documenté, qui vient de paraître, Jean-Charles Détharré nous rappelle le contexte législatif de l’époque, qui évoluera pendant la guerre pour aboutir à ce que tous les prêtres en âge, partent au front. On est frappé par le courage que ces prêtres manifestent, leur amour de la patrie, mais aussi leur foi, leur charité en acte quand il s’agit de risquer sa vie pour sauver celle de l’autre et pas simplement se défendre, le tiraillement profond quand il faut attaquer. C’est toujours le don de sa vie qui prime, le sacerdoce ministériel ne se dissout pas quand l’horreur est si proche. Pendant ces années, ces prêtres n’ont pas exercé le ministère paroissial ou autre qui leur était destiné, ils ont exercé un autre ministère, imprévu celui-là, en étant au cœur de l’événement et de la vie de leurs frères en humanité. Ils savaient, plus que d’autres sûrement, que l’ennemi, en face dans la tranchée toute proche, était aussi leur frère.

 

J’ai alors en mémoire, cette photo surprenante, que j’ai pu regarder hier lors de la visite de la très belle exposition sur cette grande guerre mondiale, au palais des expositions ici à Chambéry. On voit un prêtre célébrant la messe sur une pile d’obus rangés les uns sur les autres. On peut penser que ce prêtre portait en soi-même, au  moment du sacrifice de la messe, le sacrifice de ceux qui allaient aller au combat et le sacrifice de ceux qui seraient tués par ces obus. Étrange messe dans ce que l’on voit fixé par la pellicule, mais aussi dans ce que l’on ne voit pas, les sangs mêlés ! Celui des hommes, celui du Christ.

 

 

L’un d’eux écrit à ses parents la veille de sa mort : « Vers vous, je fuis un instant au bord de mon tombeau, dans un trou creusé en devant des lignes, à deux pas des Allemands. Oui, c’est bien la grande, l’affreuse souffrance physique et morale, sous la pluie de fer qui ne cesse pas, dans le froid si vif qu’il nous pénètre jusqu’aux os. Je suis au BON DIEU, à notre chère FRANCE, en m’offrant pour vous. »

 

Un novice avait écrit, quelques jours avant son départ de la Savoie, à ses compagnons du noviciat : « En marchant à l’ennemi, quel est mon état d’âme ? Oh ! Bien simple : si le « Bon Maître voulait, malgré mon indignité, m’appeler à lui : Deo Gratias ! »

 

Un autre écrit à sa famille avant de mourir quelques jours plus tard : « Je dois mourir sur la terre de FRANCE. Que la sainte volonté de DIEU soit faite, non la mienne. Priez, nous nous reverrons dans l’éternité. »

 

Enfin ce sont aussi d’autres combattants, à côté d’eux, qui témoignent de leur courage. L’un d’entre eux est cité pour un acte héroïque qui rappelle la parabole du bon samaritain, vécue dans une circonstance tellement dramatique : « Brancardier d’un dévouement sans bornes, le 5 septembre 1916, sous un bombardement effroyable, apercevant deux blessés menacés d’écrasement par obus, [il] renvoie son équipe de brancardiers pour ne pas l’exposer, va prendre les deux chasseurs qu’il rapporte, l’un sous chaque bras, au nid des blessés. »

 

Pour un autre : « [Il] allait tous les jours en première ligne réconforter les poilus et soigner les blessés, administrer les mourants sous les bombardements les plus violents. »

 

La foi, chers amis, chers frères et sœurs, ne rend pas aveugle, elle n’éloigne pas des réalités, elle n’est pas une drogue qui illusionne, elle invite à plonger dans la chair, là où se vit ce qu’il y a de plus beau, ce qu’il y a de plus horrible. Mais ce sera toujours la même lueur d’espérance qui triomphera.

 

Le souvenir rend lucide et serein, courageux et confiant. En lisant ces noms, en lisant ces prières, en voyant cette identification à la Croix du Christ quand la souffrance est là, chacun, et plus particulièrement les prêtres, découvre alors en soi la fierté d’être l’héritier de tels héros.

 

A Sarepta la jarre de farine ne s’est pas épuisé, le vase d’huile ne se vida point…durant l’épreuve de la sécheresse. Sur le front l’Amour était encore présent, il avait toute sa place, il pouvait être donné et célébré…il était inépuisable.

 

Célébrer l’armistice comme chaque année n’a rien d’extraordinaire, mais un dimanche, 100 ans plus tard, le 11 novembre 2018, c’est, chers amis, chers frères et sœurs, plus qu’un symbole, c’est un SIGNE.

 

Mgr Philippe BALLOT

Archevêque de Chambéry

Evêque de Maurienne et de Tarentaise.